Fernando PESSOA, l’homme pluriel ! ( Youcef l'Asnami)
Fernando PESSOA, l’homme pluriel !
Je ne suis rien.
Je ne serai jamais rien.
Je ne peux vouloir être rien.
À part ça, je porte en moi tous les rêves du monde
Si Fernando PESSOA, ce poète, écrivain portugais, homme pluriel en conflit avec le monde réel mais aussi avec lui-même, était vivant, et s’il avait facebook ou twitter, il aurait eu une centaine de pseudos dont quatre ou cinq plus actifs que les autres. Il aurait communiqué avec ces pseudos en trois langues essentiellement : portugais, anglais et français. Chaque pseudo, dont le sien propre, aurait sa propre biographie, une date et un lieu de naissance, des villes qu’il a habitées et où il a exercé, des amis et un emploi. Chaque pseudo aurait eu sa propre histoire et sa propre tendance littéraire. Les pseudos les plus actifs sur facebook auraient été Caierero, de Campos, Reis et Soares.
- Alberto Caierero da Siva, né à Lisbonne et mort d’une tuberculose. Un « environnementaliste » très proche de la nature, pauvre qui méprise la philosophe car pour lui, « la pensée obstrue la vision. ». Il a toujours vécu, chez une tante malade, dans un petit village au centre du Portugal. Loin de tout, il vit en solitaire et on ne lui connaît aucune relation affective. Poète, il aurait écris sur sa page :
Je n’ai jamais gardé de troupeaux,
Mais c’est comme si j’en avais gardé
Mon âme est comme un berger
Elle connaît le soleil et le vent
Elle donne la main aux saisons
Elle suit et elle regarde.
- Alvaro de Campos, né dans la province Sud du Portugal. Un ingénieur en mécanique navale, qui a fait ses études à Glasgow puis travaillé très brièvement à Londres. Au chômage, il retourna à Lisbonne, après avoir effectué un voyage en Orient. C’est un être complexe, impulsif mais qui a un certain goût pour le raffinement. C’est un pessimiste dans l’âme. Parmi les petites phrases qu’il aurait posté sur son mur : « ce qui est en moi est particulièrement fatigué », mais aussi cet extrait du « bureau de tabac » considéré comme un des plus beaux poèmes du siècle dernier :
J'ai tout raté.
Comme j'étais sans ambition, peut-être ce tout n'était-il rien.
Les bons principes qu'on m'a inculqués,
Je les ai fuis par la fenêtre de la cour.
Je m'en fus aux champs avec de grands desseins,
Mais là je n'ai trouvé qu'herbes et arbres,
Et les gens, s'il y en avait, étaient pareils à tout le monde.
Je quitte la fenêtre, je m'assieds sur une chaise. A quoi penser ?
Ou cet autre extrait
Si, lorsque je serai mort, on veut écrire ma biographie,
Il n’y a rien de plus simple.
Elle n’a que deux dates – celle de ma naissance et celle de ma mort.
Entre une chose et l’autre tous les jours sont à moi.
C’est le seul « ami » de PESSOA qu’il aura accompagné jusqu'à sa mort.
- Ricardo Reis, est né à Porto et a étudié dans une école de jésuites. Diplômé de médecine qu’il n’a jamais exercée, il ira vivre au Brésil jusqu'à sa mort. C’est aussi un autodidacte dans le domaine du grec et du latin. Personne ne sait de quoi il vivait. Il a délibérément renoncé à toute relation sentimentale. Reis aurait posté sur facebook cet extrait de ses poèmes
Aux dieux je demande seulement qu’ils m’accordent
De rien leur demander. La bonne fortune est un joug,
Etre heureux une oppression,
Car c’est un état trop défini.
Ni quiet ni inquiet, voilà comment je veux mon être calme
Pour dresser bien haut par-dessus ces lieux où les hommes
Tirent plaisirs ou douleurs.
- Bernardo Soares, le presque PESSOA. C’est un simple agent de bureau qui excelle dans les traductions commerciales. Cet aide-comptable est un des rares « amis » de Pessoa dont on ne connaît ni la date de naissance, ni celle de sa mort. Profil incomplet sur facebook. C’est par lui que PESSOA a été mis en lumière. Grâce à la publication du « Livro do desassossego », des années après sa mort.
Ces quatre pseudos seraient bien évidemment tous « amis » de PESSOA sur facebook et se seraient commentés mutuellement. PESSOA passerait de l’un à l’autre avec une extraordinaire aisance et n’aurait pas hésité à conforter les uns ou contredire les autres. Il aurait communiqué surtout en portugais et en anglais. Mais il lui serait arrivé de communiquer aussi en français pour surtout évoquer le thème de la sylphide.
Oh, je sais bien que tout destin
Me gronde
Mais qu’y faire ? Je t’aime bien
De mon amour toujours lointain
Laisse moi te le dire en vain
Ma blonde
Lorsque PESSOA utilise un de ses pseudos, il se confond physiquement et littéralement avec lui. Il devient « autre ».
Jusqu’en 1934 et pendant une vingtaine d’années, PESSOA notait, sur des feuillets, presque tout de ce qu’il entendait, voyait ou vivait. Il avait comme projet de publier ces «notes » dans un ouvrage qu’il imaginait intituler « Livro do desassossego » en attribuant sa rédaction à un être presque imaginaire, un simple agent de bureau, à qui il a donné le nom de Bernardo Soares. Presque, parce qu’en réalité, une grande partie de cet être n’est autre que PESSOA lui-même, mort sans voir son projet aboutir. Et il a failli ne jamais aboutir, car tous ces feuillets éparses étaient conservés dans une malle qu’un divin hasard a sauvé son contenu : plus de 27 000 textes rangés dans ce coffre dont certains portaient la mention manuscrite LDD pour « Livro do desassossego ». Les éditeurs du livre, dans sa version française, se sont trouvés confrontés à un vrai problème : celui de la traduction de ce livre « vagabond », de ce « non-livre » et particulièrement de son titre. La traduction du mot portugais « desassossego » ne peut être réduite au mot « inquiétude » que l’on retrouve dans les dictionnaires classiques. Trop banal pour les traducteurs qui voulaient vraiment être au plus près de la pensée de PESSOA. Une vingtaine de mots avaient été proposés avant que le choix ne se porte sur le mot « intranquillité », un néologisme, récupéré dans un poème d’Henry Michaux, sur lequel il y a eu consensus, non sans peine. Ainsi le « Livre de l’Intranquillité », qui n’est ni un roman, ni une autobiographie, ni un essai, recueille quelques 483 fragments de textes dans la seconde édition parue en 1999, chez Christian Bourgois et en 2001 dans la prestigieuse collection de la Pléiade. La traduction de nombreux fragments a été maintes fois revue et corrigée ainsi que leur agencement. La tâche n’est pas aisée comme le souligne une de ses traductrices, d’une part à cause de « l’état du manuscrit, pratiquement illisible en raison de l’écriture de Pessoa, presque indéchiffrable », mais aussi « en raison (…) de la pensée même de l’auteur, et (…) de son style, que l’on peut sans exagération qualifier d’acrobatique ». Cet « anti-livre » s’apparente à une sorte de journal intime ou un recueil de chroniques comme celles publiées sur facebook par certains. C’est un livre qui n’existe pas en fait. Comme son auteur !
A son retour d’Afrique, PESSOA a toujours vécu à Lisbonne qu’il n’a jamais quittée. Son périmètre de vie ne dépassait pas les trois km ! Deux cafés, l’ A Brasileira et le Martinho Da Arcada, son appartement meublé, rue Coelho da Rocha, qu’il a partagé avec ses tantes, sa grand-mère, puis sa mère et ses lieux de travail. Solitaire, timide, taciturne, myope, discret, s’habillant toujours en couleurs sombres, il avait très peu d’amis, mais ceux qui lui étaient proches étaient peintres ou poètes. Il se réfugiait souvent dans la boisson qui a eu raison de lui.
Rien ne lui souriait. Ni la vie professionnelle, ni la vie amoureuse, ni même encore la vie sociale. On lui refusa le poste d’archiviste. Sa tentative de se lancer dans l’astrologie a été un échec total. La maison d’édition et l’imprimerie dont il rêvait et qu’il a créées ont vite fait faillite.
Sa seule relation amoureuse qui est rapportée par ses biographes a également été un fiasco. PESSOA a connu, dans un cadre purement professionnelle Ophelia Queiroz, une jeune secrétaire recrutée dans une entreprise qui appartenait en partie à un cousin de PESSOA. Maitrisant le français et la dactylo, on lui proposa un salaire de 15 $. L’intervention de PESSOA pour cette jeune fille de 19 ans l’a porté à 18 $ ! Ils se voyaient en cachette. PESSOA a toujours tenu à la discrétion de leur relation plus platonique qu’autre chose. D’après Ophelia, ils s’échangeaient des regards, des messages, des billets doux et quelques cadeaux que PESSOA glissait dans un des tiroirs du bureau de la jeune fille. Cette relation a duré à peine deux années au cours desquelles PESSOA inonda Ophelia de lettres (dont 48 ont été publiées dans « Lettres à la fiancée ») avant de s’interrompre neuf longues années pour reprendre mais sans lendemain. La lecture de ces lettres, d’une incroyable banalité qui tranche avec le style du poète, a fait l’objet d’une analyse par des spécialistes dont les interprétations diffèrent.
Celui qui a été capable d’écrire « Si l’on ne possède pas de croyances, le doute même est impossible, le scepticisme lui-même n’a pas la force de douter. Oui, l’ennui c’est cela : la perte, pour l’âme, de sa capacité à se mentir, le manque, pour la pensée, de cet escalier inexistant par où elle accède, fermement, à la vérité », pouvait également écrire à sa dulcinée : « Je ne t’ai pas écrit hier, en fin de compte, parce que je me suis trouvé très mal en point à la maison, et aujourd’hui, j’ai eu le malheur et la contrariété de ne pas te voir, bien que je me sois rendu à la porte de la Librairie Anglaise de midi moins dix à plus de midi et demi. Es-tu malade, petit bébé ? Fais-moi envoyer de tes nouvelles, pour l’amour de Dieu. Je t’écris à la hâte, au café de l’Arcada, pour aller poster cette lettre à Osorio. Pourvu que je le trouve ! Envois moi de tes nouvelles, d’accord ? Mille baisers de ton, bien et toujours à toi. Fernando. ».
Malgré la multitude de lettres échangées avec sa bien-aimée Ophelia, PESSOA s’est résolu définitivement à renoncer à se marier avec elle : « Mon destin appartient à une Loi dont vous ne soupçonnez même pas l’existence et il est de plus en plus soumis à des Maîtres qui ne consentent ni ne pardonnent. » lui écrivait-il dans la lettre de rupture, avant de rajouter « Vous n’avez pas besoin de comprendre cela. ». .
Sa santé fragile et la faiblesse de ses revenus ont beaucoup contribué à ses hésitations, puis à son renoncement. Mais, plus que ces deux raisons, c’est la soif de liberté et son attachement à la littérature qui ont le plus dissuadé de s’engager avec Ophelia dans une relation de couple. Marié, il aurait vécu une vie banale et abandonné ses « amis » hétéronymes auxquels il tenait tant. PESSOA n’a jamais souhaité une vie « classique ».
Peu marqué politiquement, il était néanmoins considéré, par certains biographes, comme nationaliste et partisan d’un régime autoritaire.
« .. l’idée patriotique toujours plus ou moins présente dans mes desseins, grandit maintenant en moi ; et je ne pense pas à produire sans songer à porter bien haut le nom du Portugal parce que je pourrai faire. ». En réalité, même sur le plan politique, PESSOA se cherchait, non sans quelques revirements quant aux idées qu’il semblait défendre !
Il n’aura vécu, solitaire, que par et pour la littérature. Le seul livre publié de son vivant, Messagem, en son nom propre, a eu très peu de succès et s’est vu attribué un prix de seconde catégorie.
Certains le considèrent comme paresseux, sauf pour l’écriture. Il écrivait sur presque tout ce qui fait l’homme dans sa grandeur mais aussi sa décadence. Il ne s’aimait pas. On ne compte plus le nombre de textes inachevés (courriers, poèmes, réflexions…) de Pessoa qui détestait « tout début et toute fin, parce que ce sont des points précis ».
Cet homme hors du commun a fasciné plus d’un : ses biographes, ses critiques, ses adeptes, des psychologues, des écrivains. On ne compte plus le nombre d’auteurs qui se sont penchés sur son cas. Des dizaines ? Des centaines ? Nul ne le sait ! Traduit dans plusieurs langues, il est quasiment impossible de recenser l’abondante littérature sur sa personnalité et son œuvre aussi riche que diversifiée : littérature, psychologie, philosophie, théologie, environnement, sociologie, politique, et économie.
Cet homme, inqualifiable, fascine d’abord par son talent d’écrivain et de poète :
Voici peut-être le dernier jour de ma vie.
J’ai salué le soleil en levant la main droite,
Mais je ne l’ai pas salué en lui disant adieu –
Non, plutôt en faisant signe que j’étais heureux de le voir :
C’est tout.
Il fascine aussi par la modestie de sa vie autant que par sa complexité :
Je commence à me connaître. Je n’existe pas.
Je suis l’intervalle entre ce que je voudrais être et ce que de moi ont fait les autres,
Ou la moitié de cet intervalle, car il y a la vie aussi…
C’est cela que je suis, enfin…
Eteins la lumière, ferme la porte, et fais cesser ces bruits de savates dans le couloir.
Que je reste seul dans ma chambre avec un grand apaisement intérieur.
C’est un univers de pacotille
Il fascine par ces êtres multiples qu’il a créés pour fuir son moi !
De qui donc, mon Dieu, suis-je ainsi spectateur ? Combien suis-je ? Qui est moi ? Qu’est-ce donc que cet intervalle entre moi-même et moi ?
Je suis parvenu subitement, aujourd’hui, à une impression absurde et juste. Je me suis rendu compte, en un éclair, que je ne suis personne, absolument personne
Enfant, j'avais déjà tendance à créer autour de moi un monde fictif, à m'entourer d'amis et de connaissances qui n'avaient jamais existé (...) D'aussi loin que j'ai connaissance d'être ce que j'appelle moi, je me souviens d'avoir construit mentalement -- apparence extérieure, comportement, caractère et histoire -- plusieurs personnages imaginaires qui étaient pour moi aussi visibles et qui m'appartenaient autant que les choses nées de ce que nous appelons, parfois abusivement, la vie réelle.
Il fascine par son extrême sensibilité :
Et je me réfugie, comme d’autres le font dans leur foyer, dans cette maison étrangère, ce vaste bureau de la rue des Douradores. Je me retranche derrière ma table comme derrière un rempart contre la vie. J’éprouve de la tendresse — jusqu’aux larmes — pour ces registres, à la fois miens et d’autrui, où je passe mes écritures, pour le vieil encrier que j’utilise et pour le dos penché de Sergio, qui dresse des bordereaux un peu plus loin. Je ressens de l’amour pour toutes ces choses — peut-être parce que je n’ai rien d’autre à aimer — peut-être aussi parce qu’il n’est rien qui mérite l’amour d’une âme humaine ; et cet amour, si nous voulons à toute force le donner, par besoin affectif — alors autant le donner à la chétive apparence de mon encrier qu’à la vaste indifférence des étoiles.
Il fascine par son credo :
Tout sentir de toutes les manières,
Tout vivre de tous les côtés
Etre la même chose, en même temps, de toutes les façons possibles..
On ne peut visiter Lisbonne sans tomber sur les traces PESSOA, devenu personnage culte pour les portugais. Sa maison natale, les cafés et restaurants qu’il fréquentait, les lieux où il a vécu comme locataire… PESSOA est partout. Dans les librairies bien sûr, mais aussi dans les bibliothèques, les musés et les magasins.
Dans le quartier du Chiado situé entre la ville basse et le quartier haut, le Bairro Alto, où est mort Pessoa, le café « A Brasileira », que Pessoa a beaucoup fréquenté, la statue du poète est une des attractions les plus visitées de la ville. Beaucoup de touristes se photographient en train de prendre une « bica » à côté du. poète.On en peut pas ne pas évoquer l’incontournable Casa Fernando Pessoa, dernière demeure habitée par Pessoa de 1920 à 1935 convertie en musée par la municipalité. La bibliothèque personnelle de PESSOA subsiste ainsi qu’une reconstitution de sa chambre avec son lit, la fameuse malle, la commode et quelques objets personnels (costumes, lunettes, …).
Si PESSOA avait facebook, le dernier statut qu’il aurait posté aurait été « I know not what tomorrow will bring ». Je ne sais pas de quoi demain sera fait. C’est la dernière phrase qu’aurait écrite Fernando PESSOA en anglais la veille de sa mort, le 30 novembre1935, sur un feuillet encore exposé dans sa chambre quartier de Ourique à Lisbonne.